Les familles à l'épreuve de l'exil


Les familles à l'épreuve de l'exil

La migration est une expérience complexe, dont les diverses étapes peuvent s’avérer comme autant d’éléments déterminants pour l’avenir des personnes concernées. La première étape d’un tel parcours correspond à la phase ”pré-migratoire”, la préparation au départ. Selon les conditions dans lesquelles s’est déroulée cette étape (départ prévu de longue date ou précipité, choisi ou pas, faisant suite à d’éventuelles violences...), elle affectera plus ou moins les capacités des personnes concernées à se mobiliser autour d’un nouveau projet de vie et, en l’occurrence, éducatif.

La seconde étape correspond à la migration en tant que telle, et il me semble indispensable de demeurer attentifs aux conséquences des diverses pertes et ruptures qu’elle induit inéluctablement : affectives, sociales, psychiques, linguistiques, culturelles...

La dernière phase de ce parcours, celle de l’arrivée et de l’adaptation dans la société d’accueil, n’est évidemment pas non plus sans effets sur les dispositions de ces familles tant le simple fait d’être ”étranger” suscite toujours des suspicions, voire de l’hostilité.

Ce bouleversement migratoire va entraîner une instabilité et la nécessité pour le migrant de composer, de négocier entre la culture d’origine et la culture d’accueil, de concilier le profit de la modernité et le respect des valeurs traditionnelles. Selon M.R. Moro, « le plus souvent privé de la cohérence entre la culture et la société qui rend le monde prévisible, il lui faut [au migrant] chaque jour rencontrer le monde de manière traumatique, c’est-à-dire sans protection, sans intermédiaire, directement ». C’est « le traumatisme à petite dose ».

Les familles migrantes sont confrontées à un certain nombre de défis en matière de cohésion interne et de transformation des rôles parentaux. Elles passent de sociétés où la famille se conçoit encore comme une réalité étendue et solidaire à des sociétés où elle se conçoit comme une entité restreinte et individuée. La plupart des sociétés d'où proviennent les migrants, même si elles sont engagées depuis longtemps dans des dynamiques de transformation, restent encore marquées par un modèle d’organisation familiale qui fait de l’individu un maillon de la chaîne, un rouage de la mécanique sociale, assigné à une place bien déterminée aux différents âges de la vie et en fonction du statut matrimonial, parental et sociétal qui deviendra le sien au fil du temps. Dans ce cadre, l’autorité parentale est d’abord collective. On n’est jamais seul à être le père ou la mère de ses enfants. L’ensemble des adultes est appelé à se sentir responsable du devenir des plus jeunes et au sein de cette vaste structure, il est toujours possible de trouver des appuis pour renforcer l’autorité parentale ou servir d’intermédiaires entre les personnes en conflit.

Beaucoup de migrants d’Afrique ou d'Asie ont à l’esprit cette référence à la ”grande famille”. Le passage de telles structures à une situation de famille restreinte, de fait, oblige les migrants à se repositionner les uns par rapport aux autres, ce qui ne va pas de soi et entraîne divers dysfonctionnements. Certains d'entre eux, trop vulnérables ou mis dans des situations difficiles voire parfois inhumaines, sont tellement occupés à mettre en œuvre des stratégies de survie dans tous les sens du terme (survie psychique et/ou matérielle) qu'ils sont, soit en difficultés pour transmettre, soit dans l'impossibilité de transmettre autre chose que la précarité du monde et ses complexités.

Les traumatismes qui ont conduit à la migration ou ceux induits par celle-ci (notamment les discriminations vécues dans le territoire d’ « accueil », le déracinement, la rupture familiale et sociale), ont de forts impacts pour ces individus. Par effet de ricochet, les craintes, la répulsion, le plaisir ou les espoirs sont également transmis à leurs proches, notamment leurs descendants. La migration affecte les relations familiales. Elle contraint ceux qui restent à imaginer la vie de ceux qui sont partis et demande aux partants de se souvenir de leurs vies d’avant. Cette « double absence », pour reprendre l’expression d’Abdelmalek Sayad, sociologue, modifie les relations familiales à jamais.

Aujourd’hui la migration se diversifie. De plus en plus de femmes partent seules, laissant souvent leurs enfants aux grands-parents, pour subvenir aux besoins de leur famille. La migration affecte aussi les relations intergénérationnelles, les enfants nés dans le pays d’accueil ne comprenant pas toujours la nostalgie ou les attentes de leurs parents. Malgré l’apparente unité familiale, des références culturelles ou des priorités différentes peuvent animer les deux générations. Ainsi, peuvent survenir des séparations entre conjoints ou entre parents et enfants.

Selon M.R. MORO, ces situations entraînent pour les parents des transformations et parfois des ruptures qui rendent plus complexe l'établissement d'une relation parents-enfant si on ne prend pas en compte cette variable « migration ». D'autant qu'à partir du moment où on prend en compte cette donnée, on transforme le risque en potentialités créatrices tant pour les enfants et leurs familles que pour les professionnels qui gravitent autour.